Aurélie (3)

Posté par neuro sous 3615 ma vie Mercredi 18 mai 2005 à 00:00

Parce que les meilleures trilogies (1) (2) sont en trois épisodes, celui-ci sortira lui-aussi à minuit.

– Laisse moi deviner. La raison pour laquelle tu as perdu, c’est simplement parce que Caroline ne pouvait pas perdre. Parce que le pari était truqué, l’épreuve biaisée à l’avance, tout était planifié depuis le début n’est-ce pas? Tu savais tes chances de gagner complètement nulles, mais tu t’es tout de même jetée dans la gueule du Lyon. La personne qui avait rendez-vous avec le plus gros blaireau du lycée d’à côté, ce n’est pas toi. C’est moi.

La complexité de la nature humaine vient de sa tendance orgueilleuse à toujours chercher une auto complexification de mauvais aloi là où la plus binaire des simplicités devrait pourtant s’imposer d’elle-même à l’esprit comme le meilleur moyen de relier un point A à un point B. Bien des drames seraient évités si l’homme, conscient de sa supériorité sur le règne animal, ne cherchait à se le rappeler constamment par le truchement d’artifices alliant la vanité du paon à la mauvaise foi la plus exagérément féminine. Inutile de chercher à lire profondément dans les pensées de celle qui, tour à tour camarade d’infortune puis bourreau exécuteur de sa propre sentence devient d’un coup ma proie avant de mourir à mes pieds, victime impie en rétribution de mon juste courroux pour y déchiffrer toute la palette d’émotions qui se succèdent sur son visage. Surprise, honte furtive, peur, effroi, colère et haine. Là aussi l’orgueil prend sa place, joue son rôle dévastateur, et je résume par devers moi le spectacle qu’elle m’offre bien malgré elle en une simple question: comment réagira-t-elle au camouflet que sa fierté vient de subir? Non. Se relèvera-t-elle de l’abîme dans lequel sa mascarade sociale vient de la précipiter? Les faibles seuls chutent de leur piédestal, les forts ne tremblent pas sous les coups de boutoir de l’adversité, ils ne vacillent pas face aux attaques du monde, ils ont bâti leur trône sur le roc, et le flot de ma colère vient d’emporter d’un coup celui qu’elle s’était construit sur le sable.
Elle rougit enfin, de honte, de rage, d’humiliation puisque lui parler d’humilité serait l’entraîner dans des territoires inconnus pour lesquels elle ne sera probablement jamais véritablement prête. Et moi non plus. J’attends une gifle, sèche, cuisante, aussi violente que la haine qu’elle doit ressentir à cet instant, mais cette vengeance dérisoire d’un pantin pitoyable ne vient pas. Je soupire, tour à tour soulagé et déçu.

– Ta gueule! Tu ne sais pas de quoi tu parles. Elle éructe, dangereux volcan au bord de l’explosion. Probable Pompei des temps modernes, j’attends les torrents de lave qui ne manqueront pas de couler avec appréhension. Pour un peu, je pourrais presque voir le sang couler à flots et bouillonner dans ses veines tant sa rage est palpable.
– Pourquoi? Pas question de me laisser fléchir, pas après ce qu’elle m’a fait subir une heure et demi plus tôt. Pas question non plus de lui laisser le moindre répit, sous peine de la voir se reprendre et me jeter à terre. À moins que tu préfères fuir et tenter de préserver le peu d’amour propre qu’il te reste, quitte à devoir avouer ta défaite demain matin? Elle est au bord des larmes, je la vois, là, apeurée devant la violence de ma diatribe, petite fille qui a voulu jouer à la grande, et une partie de moi la prend en pitié. Pitié submergée par la colère de ce tour qu’on m’a joué, et peut-être aussi de ce tour qu’on lui a joué. Si on me tendait une arme, je crois que je la tuerai. Nous nous affrontons du regard un instant qui me semble pourtant durer une éternité, et derrière la glace de sa hauteur se profile une biche aux abois.
– Le fric. Sa voix se déchire en deux par le milieu tandis qu’elle commence son double aveu, celui de ce mensonge permanent qu’elle construit chaque jour, et aveu de sa défaite. Contrairement à ce que je laisse croire, je n’ai pas d’argent, ma mère est infirmière et mon père au chômage. Pendant les vacances, je travaille comme je peux pour les aider. Contrairement à elles, je ne vis pas dans ce monde futile, peuplé de jolies maison à Caudéran, de belles soirées et de vacances à Arcachon, mais dans une barre de HLM. Et pourtant, je voudrais en être, je mérite – plus qu’elles peut-être – de me retrouver là haut, leur égale. Est-ce que tu peux comprendre ça toi? Sa voix se tait, frôlant de près l’hystérie, mais elle ne pleure pas. Elle ne m’accordera pas cette satisfaction qui n’en serait pas une.
– La caque sent toujours la morue. Ce vieux proverbe de mon grand-père me revient en tête, et je revois soudain se profiler sa silhouette pataude, canne, chapeau de feutre et son éternel appareil photo. Pas besoin de longs discours pour exprimer toute la pitié du monde que je ressens à cet instant précis. Au delà de cet aveux, il y a l’évidence que seuls les diamants sont éternels. L’illusion et le mensonge passent, eux. Je regarde son visage défait, ses yeux hagards, incapable de savoir quoi faire d’elle.
– J’imagine que tu es fier de ta victoire. La boule de plomb qui s’est abattue sur ma poitrine s’appesantit encore, m’empêchant de respirer. Comment lui faire comprendre? Ma tête se vide par à coups, annihilant toute volonté même passagère de réflexion.
– Viens avec moi. Peut-être pas l’idée du siècle, mais je n’en suis plus à ça près. je la regarde, plus dur que jamais.
– Où ça?
– Tu verras bien.

L’aiguille de la Clio familiale approche les 170 kilomètres heure sur la quatre voies qui relie Bordeaux au Cap Ferret (c’est mal, je ne conduis plus comme ça depuis facilement… un paquet d’années), et Jimmy Somerville chante sur tous les tons sa haine des adieux, que ce soit à la mode Gloria Gaynor ou Françoise Hardy. Le garçon de la ville de province retient ses larmes, trop fier pour céder à ses tourmenteurs, et j’avale les kilomètres avec une avidité irréelle.
Je ne dis rien. Non pas que je n’ai rien à dire, au contraire, mais les mots ne peuvent faire que du mal. Même si le plaisir reste, la douleur qu’ils causent persiste elle aussi plus longtemps qu’une blessure au verre.
Les quatre voies se divisent à l’approche d’Ares, et nous traversons les villages du bassin encore endormi, mais pour combien de temps, par l’hiver trop proche. Claouey, le Petit et le Grand Piquey, Piraillan, le Canon, et enfin, la pointe du Cap Ferret. Pas plus que moi elle n’a ouvert la bouche durant le trajet, et j’imagine sans peine la tempête de questions qui fait rage sous son crane. Je me gare au pied des caillebotis, le long de la ligne de chemin de fer qui monte jusqu’à la plage, et nous suivons le chemin de bois qui escalade la dune. Je retire mes bateaux et m’avance jusqu’à la limite du sable mouillé. Le regard perdu dans le vague et dans les vagues qui viennent mourir à quelques mètres de nous, je finis par m’asseoir. Elle reste debout, et je la sens impatiente.

– Alors?
– C’est beau, n’est-ce pas? Au large, les vagues oscillent du vers au gris, et je fixe un point à l’horizon que je suis le seul à voir.
– J’imagine que tu ne m’as pas emmené jusqu’ici simplement pour me faire remarquer une évidence? La colère revient dans sa voix, et je commence à douter du bien fondé de mon inspiration subite.
– Tout le long de la route, nous avons longé les villages du bassin dans lesquels la mer est bien domptée, formatée, mise aux normes de ceux qui viennent se repaître ici de leur argent bien gagné. La mer de ces villages est triste, grise, elle sent en permanence la vase et les vieilles algues, elle meurt de sa propre suffisance. Ici, elle est plus naturelle, et tu vois la différence. Regarde comme elle est belle.
– … Son silence dure plusieurs secondes mais il pourrait aussi bien durer des heures. Mon idée commence à cheminer en elle. Du moins l’espère-je.
– Pourquoi te gâcher et flétrir à vouloir ressembler à quelque-chose que tu n’es pas? Moi, je suis né pour passer pour un con, c’est ce que je fais de mieux, et, dans une certaine mesure, cela m’assure un semblant de tranquillité pas toujours évident à assumer. Mais toi, si tu acceptais d’être naturelle, su tu voulais bien être toi-même, imagine combien tu pourrais être belle?

Elle ne dit rien, pas un mot, mais s’assoit à côté de moi, le regard dans le lointain, déjà plus là. Je me lève, et commence à me diriger à petits pas fatigués vers la voiture. Je me ravise à mi chemin, reviens vers elle, et dépose mon polo de rugby sur ses épaules. Sans un mot. Dans quelques années, une petite blonde rigolote posera son châle sur les miennes avec une infinie douceur pour me protéger des rigueurs d’une froide nuit d’hiver. Dieu sait que ce geste me touchera. Et Dieu sait qu’il me touche encore quand j’y repense aujourd’hui, quatre ans après.

Le soleil s’est déjà couché quand elle me revient, et je pose La pesanteur et la grâce, seul livre digne de moi que recèle le véhicule maternel. Elle me semble étrangement sereine, et je ne veux surtout pas la troubler de quelque manière que ce soit.
Nous roulons modérément, et le besoin d’une présence musicale d’habitude si rassurante s’évanouit de lui-même. Elle ne brise le silence que pour m’indiquer une adresse que je connais fort bien. Juste derrière chez moi.
Elle ouvre la porte, mais ne descend pas tout de suite, me regarde, et dans la pénombre de la rue, je distingue difficilement les sentiments qui l’habitent en cet instant.

– Je n’arrive pas à te détester. Ce n’est pourtant pas faute de vouloir hein. Mais non, je n’y parviens pas. Tu crois que je devrais? Un silence.
– Non, ce serait me donner trop d’importance. Je ne souris pas le moins du monde, et elle s’en rend bien compte.
– Merci. Elle ouvre la portière, se ravise, passe ses bras autour de mon cou et m’embrasse. Un long baiser tendre et passionné à la fois, spontané et maladroit comme le sont les baisers d’adolescentes, dans lequel elle met toute la haine qu’elle ne parvient pas à éprouver malgré tout. Écrasée contre moi, je sens son coeur battre à toute vitesse sous son pull trop fin. Au bout d’un long moment qui me semble ne durer qu’un instant, elle me libère enfin. Me sourit.
Ce soir, tu as tout gagné: ce premier rendez-vous, notre affrontement… Et moi.



7 commentaires »

  1. Commentaire de Talou qui a dit
    le Mercredi 18 mai 2005 à 00:44

    Très jolie, cette histoire, et magnifiquement écrite. Et il me semble que s’explique alors le titre de ton carnet !
    Me trompe-je ?

  2. Commentaire de dokMixer qui a dit
    le Mercredi 18 mai 2005 à 01:05

    Un grand bravo. Rassure-moi, chaque phrase a été embellie pour chaque réplique ? Ou alors votre joute verbale était réellement allez aussi loin ?
    En tout cas, une très belle histoire.
    *pleure*

  3. Commentaire de grima qui a dit
    le Mercredi 18 mai 2005 à 03:11

    ca n’arrive qu’au autre de toute facons.

  4. Commentaire de MacTuitui qui a dit
    le Mercredi 18 mai 2005 à 04:19

    C’est presque trop beau qu’on en viendrait à penser que le temps n’a laissé de cette histoire que les meilleurs souvenirs.

    Bravo.

  5. Commentaire de Ed qui a dit
    le Mercredi 18 mai 2005 à 08:51

    Bravo neuro, c’est très bien écrit, c’est une bien jolie histoire. snif !

  6. Commentaire de Plancton qui a dit
    le Mercredi 18 mai 2005 à 10:40

    Je crois que je te l’ai déjà dit, mais qu’importe. De la dentelle, c’est de la dentelle ce texte. Une fine broderie de sentiments entrelacés, conflictuels et harmonieux à la fois. Chapeau bas.

  7. Commentaire de grima qui a dit
    le Mercredi 18 mai 2005 à 23:40

    on dirait un manga un peu non ? (un bon hein genre OT)

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