Aurélie (2)
Pour les nouveaux arrivants, ce post est la suite de celui-là.
– Autant être claire tout de suite, je ne suis là que parce que j’ai perdu un pari stupide avec Caroline dont l’enjeu était de passer la journée avec le plus gros blaireau de son lycée. Donc n’espère pas obtenir quoi que ce soit de moi. Je reste avec toi jusqu’à six heures et basta, je ne veux plus jamais entendre parler de toi. Compris?
Une main invisible plonge une lame glacée de six pouces de long à travers mes tripes et la tourne plusieurs fois dans mes entrailles avec un sadisme consommé. « On » s’est bien foutu de ma gueule et la bonne copine, à défaut de ne pas être bonne, me semble bizarrement de moins en moins copine. Je regarde le cendrier publicitaire en plastique jaune et bleu, espérant me fondre à jamais dans cet objet anonyme. Il me faut plus d’une minute pour avaler péniblement ma salive, et je me demande ce que je peux bien foutre encore ici; je relève les yeux pour la voir se repaître de son triomphe tandis qu’un poids d’une tonne décide brutalement d’élire domicile sur ma poitrine. J’ai tout faux, je ne vois pas la moindre trace de triomphe dans son regard, juste cette froideur qui ne la quitte pas depuis son arrivée. Je crois qu’elle me hait.
– Et… c’était quel genre de pari? Reprendre du poil de la bête, me contrôler, souffler, inspirer… expirer… inspirer… expirer… plaisanter, feindre de prendre sa remarque à la légère, et laisser les couleurs revenir à mes joues avant le retour du serveur avec nos consommations.
– Ça ne te regarde pas. La sentence tombe comme un couperet, et je comprends que le chapitre est clos, à moi d’improviser une transition en douceur vers des sujets moins conflictuels.
Je l’entraîne sur ses études. Elle fait une terminale S parce que c’est ce qu’il existe de mieux, et elle ne sait pas encore si elle veut faire médecine ou droit, pour devenir soit médecin, soit avocate. Elle affirme tout cela avec une déplaisante suffisance. J’ai l’impression de me retrouver face à un stéréotype de la gamine de bonne famille odieusement snob, sauf que quelque-chose cloche, et je ne parviens pas à savoir quoi. De ses parents, je ne saurai rien, il lui semble évident que je ne suis pas assez intelligent pour comprendre ce qu’ils font. Soit, j’accepte que mes deux ans de retard puissent jouer dans une certaine mesure, si on excepte le fait que je n’ai pas ouvert un cahier ou fait un devoir depuis la fin de la cinquième, en dehors de mes trimestres de retenue injustement imposés par la direction pour me permettre de rattraper le temps perdu. Un jour je leur montrerai les listings de BASIC que je rédige sur mes feuilles de classeur durant mes deux heures de travail personnel hebdomadaire.
– On va ailleurs? Elle jette régulièrement des coups d’oeil vers la rue, et je sens que le moment vient pour moi de trouver une stratégie de secours. Et vite.
– Tu as honte d’être avec moi et tu as peur que quelqu’un nous voit ensemble ici c’est ça?
– Tout à fait. Aucune trace d’ironie dans sa voix. Juste cette suffisance glacée.
– La roseraie, au bord du Lac, c’est agréable et je ne pense pas qu’on y croise qui que ce soit qui puisse être compromettant.
– D’accord. Elle tend la main vers son sac à main, mais je la devance.
– Laisse, c’est pour moi. Je lui lance un regard qui coupe court à toutes velléités de réplique de sa part. À la glace, je décide d’opposer la solidité du granit et la résistance de l’acier de Damas. Je suis garé derrière.
– Tu as une voiture?
– Celle de ma mère. J’ai eu le permis l’été dernier. Autant que ça serve. À l’abri dans l’autoradio, les Kajagoogoo nous vantent les bienfaits de la timidité, tandis que nous roulons tranquillement vers le lac. La Clio maternelle pas encore massacrée par une famille de gitans et des pilotes de chasse de Singapour en goguette girondine roule bien, et ma position de chauffeur me permet de reprendre du poil de la bête. Nous n’échangeons pas une parole de tout le trajet, ce qui me permet d’apprendre que je suis gros au Japon, chose que je savais déjà, et que je viens de gagner une invitation à Berlin pour le 17 juin, chose que je savais un peu moins.
J’aurais pensé la roseraie plus peuplée pour le premier mercredi de vrai soleil de l’année, amoureux transis venus chercher l’ombre sous les arbres, familles aérant leur progéniture loin des terrains de foot, mais curieusement, nous ne croisons pratiquement personne tandis que nous déambulons de Madame Meillant en Pierre de Ronsard. Les fleurs m’ennuient profondément, mais je compte sur l’éloignement du centre-ville pour la détendre un peu. Tenir jusqu’au bout sans broncher, subir ses brimades sans jamais me démonter, lui refuser ce plaisir deviennent mon nouveau credo, et j’y crois. Nous cheminons de concert dans un mutisme parfait depuis une quinzaine de minutes quand elle décide de rompre le voile du silence qui s’est installé entre nous.
– Je peux te poser une question? La glace de ses yeux ne semble pas fondre, pourtant la curiosité y remplace par endroit le mépris.
– Il n’existe pas de questions indiscrètes, les réponses seules le sont. J’aime faire étalage de mon peu de culture générale quand je le peux, et Oscar Wilde m’y aide fort à propos. Elle ne relève même pas pas la citation, ni admiration ni cynisme.
– En fait j’en ai deux…
– Ce qui ne change pas grand-chose…
– Pourquoi es tu resté tout à l’heure? Je veux dire… N’importe qui possédant un tant soit peu d’amour propre serait parti le plus loin possible, et moi je serai en ville en train de m’acheter une paire de chaussures pour ma soirée de samedi.
– Tu viens de le dire, parce que je n’ai aucun amour propre.
– Ne réponds pas à côté, et laisse moi finir. Pourquoi avoir absolument tenu à me payer mon verre?
– Parce que je suis le plus gros blaireau de mon lycée et que, pour une fois, je peux faire semblant d’avoir un quelconque semblant de vie sociale. J’ai un rencard avec une fille, je prends un pot avec elle, on se balade à la roseraie… comme deux amis, presque comme un vrai couple. En me piégeant, on m’offre tout de même une vraie vie pour la journée. Et même si le prix à payer en est très élevé, je préfère en profiter plutôt que de perdre sur tous les plans. Elle semble interloquée par ma franchise et le coté crû de ma réponse, et pour la première fois, je sens chez elle une once de désarroi. Si j’oublie ton coup d’éclat du Plein Sud, je ne vois plus que le verre que je viens de prendre avec une fille avec laquelle j’ai encore potentiellement mes chances. Tout de suite les choses deviennent beaucoup moins désagréable.
– En clair tu te mens de A à Z.
– Complètement, jusqu’à six heures ce soir. Après, je songerai au meilleur moyen de ne pas mourir de honte demain matin en arrivant au lycée. Mais ceci est une autre histoire.
– Caroline avait raison… le plus gros blaireau du lycée…
– Là elle est injuste, je suis tout sauf gros. D’ailleurs ce n’est pas très sympa de la part d’une amie de t’envoyer passer l’après midi avec le plus gros blaireau de son lycée.
Son visage se referme, la glace revient sur le devant de la scène, épaisse comme une porte de coffre fort. Je réalise doucement certaines choses que j’ignorais jusqu’alors dans les règles de ce jeu stupide auquel je prends part depuis quelques heures.
– Laisse moi deviner. La raison pour laquelle tu as perdu, c’est simplement parce que Caroline ne pouvait pas perdre. Parce que le pari était truqué, l’épreuve biaisée à l’avance, tout était planifié depuis le début n’est-ce pas? Tu savais tes chances de gagner complètement nulles, mais tu t’es tout de même jetée dans la gueule du Lyon. La personne qui avait rendez-vous avec le plus gros blaireau du lycée d’à côté, ce n’est pas toi. C’est moi.
le Lundi 16 mai 2005 à 00:41
Ah ah ah
Donc là, elle a ramassé ses dents, et elle est rentrée pleurer chez sa mère ?
le Lundi 16 mai 2005 à 00:58
l’épisode 3 on y aura droit aussi mardi a minuit ?
le Lundi 16 mai 2005 à 05:47
kwyxz: non, trop fière pour ça.
Et puis, ne dit-on pas que les meilleures trilogies sont toujours en 3 épisodes?
polo: si y’a du wifi dans la salle de cinéma pourquoi pas.
le Lundi 16 mai 2005 à 08:19
Héhé !!! Vivement la suite ! J’avoue que ne sais pas trop quoi penser de cette Aurélie. Moitié-méchante, moitié-gentille/sensible, elle ne va résister très longtemps au charme du neuro…
le Lundi 16 mai 2005 à 13:22
c’est quand la scéne PG18 ?
le Lundi 16 mai 2005 à 17:37
On se demande comment tu as fait pour rester puceau avec autant de répartie !!!
le Lundi 16 mai 2005 à 21:48
Je me demande comment elle a réagi à ta remarque. Cependant, c’est vrai qu’il fallait être très fort mentalement pour ne pas partir en courant quand elle a dit la raison pour laquelle elle était là.
le Lundi 16 mai 2005 à 21:55
Ed: je ne vois pas vraiment ce qu’elle a de sensible ni de gentille.
Mais peut-être suis-je aveugle.
Un type: je ne sais pas, demande leur à elle.
Peut-être simplement que ma main droite était trop jalouse.
Sestren: plutôt le comble de la fierté.
le Mercredi 18 mai 2005 à 00:03
[…] elf, I Wednesday 18 May 2005 à 00:00 Parce que les meilleures trilogies (1) (2) sont en trois épisodes, celui-ci sortira lui-aussi à minuit. – Laisse moi deviner. La raison pour laquell […]